Le Film du jour n°181 : Quand te tues-tu ?
Un film français d'Émile COUZINET (1952) avec Jean Tissier, Daniel Sorano, Duvallès, Jeanne Fusier-Gir, Arlette Sauvage...
Du grand Couzinet ! Toute la quintessence de l'art de ce producteur et réalisateur bordelais, déjà évoqué ici (voir Trois vieilles filles en folie), se retrouve dans Quand te tues-tu ?, un long métrage situé dans la filmographie pléthorique d’Émile Couzinet entre Le curé de Saint-Amour (1952) et La famille Cucuroux (1952). Qualifié de "roi du nanar ringard et franchouillard", l'homme avait su créer en plein cœur du Sud-ouest un véritable empire cinématographique.
Né en 1896 et décédé en 1964, Émile Couzinet fonde d'abord une société de distribution de films (Burgus Films), puis ouvre rapidement des salles de cinéma, d'abord à Agen puis à Bordeaux. Comme M. Couzinet est un fin industriel, c'est évidemment la Burgus Films qui fournit l'essentiel de la programmation... L'homme s'associe alors à des concurrents distributeurs pour fonder la Gallia-Cinéi, qui exerce un quasi-monopole sur le département. La Burgus Films, quant à elle, est transformée en société de production et c'est le patron himself qui se charge de l'écriture et de la réalisation des films. Tout intermédiaire est alors supprimé, d'autant que l'ami Mimile construit à Royan ses propres studios de tournage. Émile Couzinet ou le principe de l'intégration verticale appliqué au monde du cinéma !
Acteurs fétiches de Pagnol, Charpin et Robert Vattier se retrouvent en 1939 devant la caméra de Couzinet
Spécialisé d'abord dans les décalques de films de Marcel Pagnol (Le club des fadas, 1938 ; L'intrigante, 1939), Couzinet se tourne par la suite, au gré des modes, vers la fresque historique (Le brigand gentilhomme, 1943) puis les adaptations d'écrivains célèbres, comme Mérimée (Colomba, 1947) ou Giono (Le bout de la route, 1947). Mais c'est à partir de 1949 qu’Émile Couzinet entre au panthéon des spécialistes de la pochade poussive et de la pantalonnade éculée avec des titres évocateurs comme Trois marins dans un couvent (1949), Ce coquin d'Anatole (1951), Trois jours de bringue à Paris (1954), Le congrès des belles-mères (1954), Mon curé champion du régiment (1954), Trois marins en bordée (1957) ou Césarin joue les étroits mousquetaires (1962). Du grand art, qu'on vous dit.
Dans son numéro de juillet 1959, le mensuel Positif publia un article intitulé "Génie de Couzinet" et signé Michel Mardore. Écrit sous la forme d'un panégyrique ("La schématique volontaire des situations et des caractères donne à chaque trait une beauté d'épure, proche de l'abstraction", "Si les films de Couzinet ne nous ont jamais fait rire, nous en savons aujourd'hui la raison : il peint avec une amertume inlassable l'infinie tristesse d'un monde sans Dieu", peut-on y lire), le papier fustige en filigrane la fameuse "politique des auteurs", cheval de bataille des Cahiers du cinéma, le concurrent mortel de Positif à l'époque. Mardore y démontre par A + B qu'en appliquant à la lettre les préceptes des Cahiers, Couzinet devrait être mis à l'égal de Howard Hawks ou de Fritz Lang, deux réalisateurs portés aux nues par la célèbre revue... Où la haine va-t-elle se cacher tout de même !
Le roman d'André Dahl intitulé Quand te tues-tu ? avait déjà été porté à l'écran en 1931
Quand te tues-tu ?, l'histoire : Pour hériter d'un joli magot, un jeune homme doit épouser une veuve. Il pousse donc sa petite amie du moment à épouser un vicomte suicidaire. Mais, avec ce mariage, le vicomte reprend goût à la vie. Voilà l'héritage compromis ! Mais, comme de bien entendu, tout s'arrangera dans l'intérêt de chacun. Le scénario est tiré d'un roman d'un dénommé André Dahl, déjà adapté pour le cinéma en 1931 par Roger Capellani.
Jean Tisser en 1941 dans Le dernier des six de Georges Lacombe (image : www.toutlecine.com)
Jean Tissier (1896-1973), qui joue ici le vicomte, fait partie des acteurs dits "excentriques" du cinéma français tout comme un Saturnin Fabre, un Noël Roquevert, une Jeanne Fusier-Gir ou une Alice Tissot. Il fait partie de ces seconds voire troisièmes couteaux qui, en quelques répliques, marquent le spectateur... même si le film est un vrai navet. Jean Tissier apparaît toujours un peu avachi, le dos rond, et parle d'une voix suave, légèrement traînante. "J'étais devenu inséparable d'une certaine conception languissante... hésitante... flasque... d'un être aux réactions sans détente... j'étais un mou", écrit-il dans son autobiographie intitulée "Sans maquillage".
Jean Tissier aurait joué dans plus de 240 films entre 1934 (Le monde où l'on s'ennuie de Jean de Marguenat) et 1972 (Sex-shop de Claude Berri). Mais son interprétation la plus remarquable reste sans doute celle du fakir assassin dans L'assassin habite au 21 (Clouzot, 1942), face à Pierre Fresnay. Évidemment, comme tous ses confrères excentriques, on le voit beaucoup chez les cinéastes qui tournent vite et n'importe quoi, comme Couzinet (quatre films en 1952 et 1953 dont Trois vieilles filles en folie et Quand te tues-tu ?), Henri Lepage (six films entre 1951 et 1957, dont Pas de souris dans le bizness), Jean Loubignac (Coup dur chez les mous en 1954), Jean-Claude Roy (Printemps à Paris en 1956 ; Une nuit au Moulin-Rouge en 1957) ou Georges Péclet (Les gaîtés de l'escadrille en 1958).
Arletty et Jean Tissier dans L'amant de Bornéo (Feydeau, 1942) (image : www.toulecine.com)
Mais Jean Tissier a aussi la confiance de bons metteurs en scène comme Henri Decoin (trois films dont Les inconnus dans la maison en 1942 avec Raimu), Raymond Bernard (deux films dont J'étais une aventurière en 1938 avec Edwige Feuillère), Gilles Grangier (cinq films dont Les petites Cardinal en 1951), Christian-Jaque (trois films dont Le grand élan en 1938) ou Sacha Guitry (Si Versailles m'était conté en 1954, où on le reconnaît sous l'uniforme du vieux guide du château, et Si Paris nous était conté en 1956). On le voit aussi chez Vadim (Et Dieu... créa la femme, 1956) et chez Chabrol (Les godelureaux, 1961).
Marcel Pérès, Jean Poiret, Francis Blanche et Jean Tissier dans Un drôle de paroissien (Mocky, 1963) (image : www.premiere.fr © Production)